
La Côte d’Ivoire a élaboré le Programme National d’Investissement Agricole (PNIA) pour donner une nouvelle impulsion à sa politique de développement agricole. Perçu comme un outil approprié pour la lutte contre l’insécurité alimentaire prenant en compte l’ensemble des problèmes du secteur agricole et ceux de ces acteurs qu’ils soient public ou privés, ce programme a pour objectif de réduire considérablement la pauvreté en milieu rural, créer des emplois, notamment pour les jeunes et les femmes et stimuler la croissance de l’économie nationale. Pour ce faire, les pouvoirs publics entendent intensifier la production vivrière, en réalisant de nouveaux ouvrages hydro agricoles et en assurant la formation professionnelle agricole, dans l’optique d’intéresser les jeunes à l’activité agricole.
La mise en œuvre du PNIA privilégie les partenariats entre l’Etat et le secteur privé, ainsi que les projets novateurs portant sur la création de richesse alimentaire. C’est dans ce cadre que le Ministère de l’agriculture et la Compagnie hévéicole de Prikro (CHP) filiale de SIAT (une société belge spécialisée en agriculture tropicale) ont mis en place un projet intégré de l’hévéaculture et de cultures vivrières dans le département de Prikro, sur le site de l’ex-complexe sucrier de Sérébou-Comoé. Dans un article précédent publié dans le numéro 61 de nos échos, nous avions parlé brièvement d’un conflit violent qu’a généré ce projet de la CHP. En lisant l’accord conclu entre l’Etat ivoirien et la CHP et en se rendant sur place on peut se poser beaucoup de questions sur le genre de développement que promet ce projet pour les habitants de Prikro.
A part qu’un véritable projet de développement qui considère d’abord les intérêts des communautés ne peut jamais s’imposer sans leur consentement jusqu’à couter des vies humaines, ces mêmes villageois devaient être associes dans la prise de décision sur la nature d’activités qui répondent à leurs besoins. Dans ce cas précis, la CHP a promis de développer des plantations d’hévéa pour les villageois hors du site de l’ex-complexe sucrier de Sérébou-Comoé ; mais la majorité de ces villageois n’ont jamais donné leur accord qu’ils voulaient cet hévéa. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on les identifiera comme des « non-hévéa ». S’il est vrai que l’Etat a cédé le site de l’ex-complexe sucrier qu’il avait remis à ces villageois depuis 1982, il est reconnu qu’une certaine superficie de ce qui est donnée à la CHP dépasse l’étendu de ce site. Il est envisagé un financement de la création et de l’exploitation de 4000 ha au profit de villageois, hors du site de l’ex-complexe sucrier pour la culture de vivriers (2000 ha d’ha d’hévéa villageois et 2000ha de riziculture). Mais jusqu’à la fin de 2019, soit 6 ans après la signature de l’accord cadre, aucun signe de cette culture de vivriers n’était visible et même les villageois ne pouvaient dire que quelque chose a au moins commencé.
En outre, quand on dit que l’intervention de la CHP couvrira le site de l’ex-complexe sucrier de Sérébou-Comoé et les villages dans le département de Prikro, on se demande de quels villages il s’agit car le département de Prikro est très vaste et tous les villages ne sont pas concernés par ce projet du moins pour le début. Sur les 12 villages de Famienkro (ASSOUADIÉ, BÉNIAN, BOGNANKRO, ETTIEN-N’GUESSANKRO, FAMIENKRO, KAMAYA, KAMÉLESSO, KOFFESSO-GROUMANIA, LINDOUKRO, MOROKRO, SÉRÉBOU, TIMBO), seulement 3 villages sont dans la partie où les travaux ont commencé et c’est justement ceux-là qui s’y sont opposés. Ici on peut se demander s’il n’y a pas une intention cachée de garder un floue ce qui donne raison à la CHP en disant que les autorités compétentes ont donné leur accord et que les 3 villages ne représentent qu’une petite partie du département alors que ce sont seulement les 3 qui sont concernés, donc ça se comprend que les autres ne fassent pas de bruit car ils ne sont pas encore touchés pour le moment.
Ce qui est visible et qu’on entend presque chez tous ceux qui n’ont jamais soutenu ce projet est qu’ils veulent récupérer leurs terres. Ils sont très conscients de la valeur inestimable de la terre pour eux et pour les générations futures. C’est un héritage de leurs ancêtres et la plus grande humiliation qu’on peut faire subir à un africain est de lui faire perdre ce qu’il a à léguer à ses enfants. Ils diront souvent : « Nous n’allons jamais accepter de céder nos terres ; nous ne pouvons pas donner la terre à quelqu’un ni aujourd’hui, ni demain…J’ai dit non car ce sont les terres de mes ancêtres… »[1]
Il est fortement recommandé que l’État de Côte d’Ivoire et le CHP tiennent compte des droits de ces communautés à avoir leur mot à dire dans les projets mis en œuvre sur leurs terres. La Charte Africaine des droits de l’homme et des peuples soutien cette position. Elle stipule que « les peuples ont la libre disposition de leurs richesses et de leurs ressources naturelles. Ce droit s’exerce dans l’intérêt exclusif des populations. En aucun cas, un peuple ne peut en être privé.[2] La CHP ne peut pas exploiter paisiblement des terres en conflit sous prétexte que ce conflit est ultérieur à son arrivée. Ce conflit ne peut pas etre ultérieur à son arrivée puisque avant CHP et après la Sodesucre, plusieurs sociétés comme CDC, OSP et autres ont occupé le même site (maïs et riz) sans conflit car aucune de ses entreprises n’a voulu immatriculer les terres des villageois au nom de quelqu’un d’autre.
Pour débuter les activités de plantation d’hévéa, des cultures vivrières et pérennes ont été détruites. Des miettes en guise de compensations de ces cultures ont été données à quelques individus parmi les « oui hévéa » mais personne ne sait comment ces compensations ont été déterminées car les propriétaires étaient simplement appelés et recevaient une somme pour leur dire que c’était la compensation de leurs cultures. C’est absurde qu’une multinationale comme SIAT entre dans un jeu pareil. Quand on voit : » projet intégré de l’hévéaculture et de cultures vivrières », ça donne beaucoup d’espoir pour de meilleures conditions de vie aux gens de cette région, mais en réalité, c’est juste une couverture pour garder les pauvres plus pauvres pendant que les riches s’enrichissent davantage. Il est déplorable que cet accord contienne de très belles promesses, mais seulement sur le papier. Et la population de cette localité est prête à tous les sacrifices pour obtenir justice.
Il est évident qu’il y a beaucoup de désinformation et de contre-information sur ce projet. Il a entraîné de graves conflits et la mort d’êtres chers dans la communauté. En fait, la communauté est traumatisée, profondément blessée et a perdu sa cohésion sociale. Il est certain que SIAT a connu un certain recul dans ses activités, mais il n’existe aucune norme permettant de comparer ses pertes aux pertes de vies et de moyens de subsistance des communautés. Mais c’est toujours la situation douloureuse lorsque les communautés ne sont pas considérées comme des parties prenantes importantes dans ces investissements. Cependant, ce qui est important maintenant, c’est que SIAT entame un dialogue constructif et sincère avec les communautés et AEFJN est disposé à contribuer au processus.
Odile Ntakirutimana
[1] Quelques représentants des villages rencontrées a Famienkro en novembre 2019
[2] Art. 21 ; 1 Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples