- Une vue d’ensemble: Les compréhensions des significations et définitions de la spiritualité occupent un large spectre, mais celle qui ancre la justice, la paix et l’intégrité de la création (JPIC) d’une manière très simple, profonde et des plus utiles a été donnée par un de mes professeurs, Denis Hamm SJ. Il définit ainsi la spiritualité: La manière dont vous VOYEZ qui mène à la manière dont vous VIVEZ. La définition est révolutionnaire de deux manières importantes.
– D’abord, elle souligne que les lentilles à travers lesquelles nous regardons le monde conditionnent nos relations entre nous et avec l’environnement ; et elle dégage la spiritualité d’une association inutile avec une manière enrégimentée de suivre des doctrines, dévotions et rituels religieux. Il me semble que la crise d’appartenance que l’Eglise subit en Europe et en Amérique, ainsi que le manque d’engagement envers les valeurs et le génie chrétiens dont les chrétiens font généralement preuve aujourd’hui, peuvent être attribués à la compréhension du passé suivant laquelle être chrétien consistait à suivre certaines doctrines et certains rituels.
– En second lieu, elle place carrément la responsabilité de notre comportement sur nos propres épaules. Notre relation humaine pratique avec les autres êtres humains dans le monde et avec le monde de la nature relève de notre choix, qui découle de la manière dont nous les voyons. Lorsque nous les voyons comme des outils pour flatter notre ego humain, alors nous avons une recette pour une relation sous forme d’exploitation. Il est clair que ces relations disent beaucoup plus sur notre spiritualité que tout ce que nous pourrions dire à propos de la spiritualité. Elles révèlent nos valeurs, les narrations qui les transmettent et les soutiennent. Les choix que nous faisons dans chaque situation sont des expressions concrètes de ces valeurs et de notre spiritualité.
Pour Justice Paix et Intégrité de la Création (JPIC), la spiritualité sous-jacente est que Dieu se soucie et cherche le bien-être de toutes les personnes sur la terre et de la terre. Les chrétiens professent qu’ils partagent cette vision de Dieu mais la narration chrétienne inconsciente sous-jacente semble travailler à l’encontre de la vision. Sinon, pourquoi les gens sont-ils indifférents au cri des pauvres et au cri de la terre, ou plutôt pourquoi choisissent-ils la manière du rituel pour masser leur inaction? La réponse à ces questions très pertinentes réside dans les narrations qui soutiennent leur spiritualité. A moins que le récit qui soutient la spiritualité déficiente ne soit changé, l’énergie exercée ira à contretemps du plan de Dieu pour la création. Au long des années, les efforts tant pastoraux que missionnaires ont été impliqués à tirer de la force d’une spiritualité informée par une narration déficiente. Changer ces narrations sous-jacentes est à la racine de la spiritualité de JPIC. Sans aucun doute, comme le souligne Albert Einstein, “nous ne pouvons pas résoudre nos problèmes avec la même pensée qui nous les a fait créer.” Dans cette veine, nous allons essayer de retracer deux courants de théologie dans l’Eglise catholique, celui d’Origène (185-254) et celui d’Irénée (130-202) et les examiner à travers les lentilles de la spiritualité de JPIC.
- La théologie et la spiritualité chrétiennes dominantes, telles que nous les avons aujourd’hui, sont, par erreur et par accident, prises au piège de la vue du monde dualiste de Platon. L’Eglise a vu les points faibles du moule platonicien dans lequel Origène présentait la vue chrétienne du monde et elle l’a rejeté, mais il a pris racine et il a continué à dominer la théologie, la spiritualité et la liturgie chrétiennes. Origène qui l’avait importé voulait systématiser la théologie chrétienne de la création en utilisant la vue platonicienne du monde. Dans ce schéma, Origène considère la création comme un accident dans l’histoire. La création était un acte de bienveillance de la part de Dieu pour empêcher l’annihilation totale des esprits rationnels expulsés qui s’étaient rebellés contre Dieu et avaient été pris au piège dans la matière (corps) en tombant dans le non-être ultime [1]. En fait, les esprits gémissent pour leur libération ; et le Salut signifie le retour des esprits rationnels à leur état originel dans l’éternité. Le monde matériel (matière) devrait, en dernière analyse, retomber dans le néant d’où il est provenu [2].
L’implication du schéma théologique d’Origène est que le salut dont le Christ est le médiateur consiste à aider les esprits à retourner au ciel et la résurrection ne sera pas corporelle. Puisque la matière n’a pas d’espoir de salut, elle n’a pas de valeur intrinsèque. Par conséquent, cela signifie que notre écosystème peut être pillé puisque son but ultime est de servir les humains dans leur quête du ciel. Le ministère pastoral pour les pauvres sera guidé par une promesse du ciel qui est détachée de ce monde : ‘Souffrez avec patience, mettez votre confiance en Dieu, ce monde n’est pas mon foyer’ et nous avons un fort soutien pour ne pas amener Lazare à la table (Lc 16:19-31). Nous serons récompensés de nos souffrances quand nous irons au ciel et ainsi il est logique de donner aux souffrances humaines une promesse de récompense au ciel. Dans cette veine, la théologie d’Origène est une recette théologique bien énoncée pour l’aliénation d’avec la nature et une grave injustice envers les pauvres.
Bien que l’Eglise ait rejeté la théologie d’Origène, la spiritualité chrétienne et l’exercice de la pastorale semblent être guidés par cette théologie populaire. Vues à travers cette lentille, justice, paix et intégration de la création sont comprises comme donner un palliatif aux pauvres sur cette terre ; une approche problématique. Le Pape François attire fortement l’attention sur ce problème de dualité dans Laudato SI lorsqu’il souligne que ces dualismes malsains en sont arrivés à avoir une influence importante chez certains penseurs chrétiens au long de l’histoire, et ont défiguré l’Évangile. [Laudato Si 98]. JPIC ne peut pas être soutenu par cette vue dualiste du monde. Au pire, nous pouvons mettre en place des palliatifs et c’est ce que les missionnaires ont fait au long des siècles par leurs merveilleux programmes d’éducation, leurs hôpitaux, œuvres sociales en attendant le temps où nous irons au ciel. Ils ne sont pas passionnés par la création d’une société plus juste qui assurera que chacun puisse jouir des ressources de la terre (1Tim 6:17).
En contraste avec Origène, Irénée était le champion d’une vue durable du monde et d’une théologie fondamentale de la création qui fut acceptée par l’Eglise mais s’est trouvée reléguée à l’arrière-plan. Il voyait la création comme un acte intentionnel de Dieu et croyait que le Dieu qui a amené toute la création à l’existence désire mener tout ce qu’il a créé à son accomplissement final. Un point important de la théologie d’Irénée est une compréhension de l’accomplissement final de l’histoire de la création. Dans ce cadre, la création entière aurait eu une histoire de croissance et d’achèvement, à part de la rupture causée par le péché humain [3].
En réalité, la mission salvifique du Christ est double. La première est de répondre à l’intention originelle de la création d’arriver à son accomplissement et la seconde est de racheter l’humanité tombée. Dans cette veine, le salut est l’aspect eschatologique universel de la vocation du Christ et la rédemption est la dimension anthropologique. Par conséquent, l’incarnation, la rédemption, la résurrection et l’eschatologie sont des composantes différentes de la même œuvre salvifique universelle de Dieu qui va vers son accomplissement. Et dans ce sens, l’ensemble de la création de Dieu est en route vers le salut et la rédemption n’est pas l’extraction de l’âme à partir du corps pour un mouvement ascendant vers le ciel imaginaire, mais la transformation du corps humain et de la création entière dans la gloire (la floraison de la création ; la création dans sa capacité la plus pleine). La position d’Irénée apporte l’unité de la double mission du Christ. En contraste avec Origène, la pensée d’Irénée représente la base authentique pour les actions sociales catholiques même si le premier apparaît comme la force de la plupart des efforts vers les pauvres et les marginalisés.
- Les points soulevés dans la théologie de la création d’Irénée nous aident à façonner quelques éléments fondamentaux de la spiritualité de JPIC.
(i) Elle nous aide à comprendre que le salut et le Royaume des cieux sont des événements sur cette terre et non quelque aberration théologique céleste (Catéchisme de l’Eglise catholique 2793). Plus précisément, le royaume de Dieu est le renouveau de la conscience humaine et la transformation de la terre en NOTRE MAISON COMMUNE. Le Pape François insiste que la terre est notre héritage commun et que c’est notre responsabilité d’en faire un foyer pour chacun(e). Le prophète Isaïe présente cette image d’un nouveau ciel et d’une nouvelle terre comme une perfection de relations où le loup et l’agneau brouteront ensemble, le léopard se couchera avec l’enfant, le veau et le lion auront même pâturage, un petit enfant les conduira (Is 65:17-25). La vision d’Isaïe vient avec une grande question pour nous chrétiens : sommes-nous disposés à changer la façon dont nous vivons et à aider les autres de telle manière que la vision soit réalisée ? Reconnaissant la connexion profonde entre l’intégrité écologique et la paix, le Conseil Mondial des Eglises à Vancouver en 1983 a créé l’expression ‘justice, paix et intégrité de la création’, pour souligner le lien entre la justice, les questions de paix et la conscience et la protection des préoccupations à propos de l’environnement.
(ii). Elle offre l’espace dans lequel les principes de la doctrine sociale de l’Eglise (DSE) deviennent intelligibles au service de JPIC. La DSE est un ensemble de principes éthiques (le bien commun, la solidarité, l’égalité et la justice) et de valeurs pour la gouvernance globale des ressources de la terre au bénéfice de tous, mais c’est un instrument qui est rarement connu et utilisé. JPIC cherche un ordre social alternatif basé sur les principes et valeurs promus par la DSE.
(iii). Un sens du Mystère de Dieu devient différent. Le mystère de qui est Dieu a toujours été pauvrement expliqué aux chrétiens, au point qu’en pratique Dieu est totalement enlevé de l’activité humaine et qu’on reflète la vue platonicienne du monde. Michael J Himes[4] regarde 1 Jn 4:8 pour une appréciation meilleure et plus pratique de qui est Dieu. Là nous lisons que Dieu est amour. D’après Jean, Dieu n’est pas celui qui aime, ou celui qui est aimé, mais l’AMOUR lui-même. Dieu n’est pas ce que nous sentons quand nous aimons, il n’est pas quelque chose associé à l’amour, il n’est pas une chose donnée dans l’amour, il n’est pas une récompense pour aimer. Dieu est amour ! Dieu est égal à l’expérience de l’amour, et qu’est-ce que l’amour, sinon ce que nous expérimentons quand nos besoins sont satisfaits et quand nous contribuons à satisfaire les besoins des autres par compassion. Dieu commence à régner dans notre monde quand nous créons la condition sociale dans laquelle chacun fait continuellement l’expérience de Dieu, et évangéliser c’est rendre cette condition présente dans notre monde. Cette condition sociale est la signification pratique du Royaume de Dieu ou du ciel (catéchisme de l’Eglise catholique 2793). C’est alors la tâche singulière des chrétiens de bâtir ce royaume par l’influence sur la vie de la société et de la nation, pour que chacun(e) en jouisse (1 Tim 6:17).
(iv). Il devient alors impératif de réinventer la signification de la science de l’économie au-delà du profit logique. L’économie, dans son sens classique, est la science dont le sujet est le rassemblement, la culture et la distribution des ressources matérielles de la terre en vue de la prospérité des communautés humaines [5]. Une communauté humaine prospère est une communauté dans laquelle chaque besoin humain est satisfait de manière adéquate. Manfred Max-Neef [6] souligne qu’une communauté humaine prospère inclut un bel environnement. Ainsi, c’est la prospérité à la fois des communautés humaine et non humaine. L’économie est donc comprise dans le contexte de l’économie universelle de la création – oikonomia. Christiansen donne trois manières de comprendre oikonomia. La première est un ménage dans lequel Dieu veut donner aux gens l’accès à la vie. C’est le sens théologique plus profond de l’“économie” dont le souci est les moyens d’existence[7]. La seconde est un ménage de création dans lequel Dieu veut que les créatures vivent ensemble en interdépendance: Voici la base religieuse pour l’“écologie intégrale” dont le souci est la relation mutuelle et bénéfique avec la nature [8]. Et la troisième se réfère au monde dont Dieu veut faire un foyer en établissant la justice divine et la paix entre les peuples et les nations [9]. Ces dimensions sociale et éthique de l’économie fournissent une nouvelle base pour comprendre le système économique comme outil pour la création d’une richesse commune qui enrichit chacun(e), en opposition à la création actuelle de richesse individuelle, qui appauvrit chacun(e). Lorsque nous comprenons l’économie de cette façon, nous comprenons aussi différemment le pouvoir, qui s’écarte de l’unilatéralisme et de la domination, pour aller vers la solidarité, la compassion, l’amour et le partage. Donc, une interdépendance mutuelle est établie dans le trio. La justice économique inclut la question de justice pour la terre et justice pour les personnes sur la terre. D’où chaque question économique est aussi une question écologique et religieuse, et réciproquement [10].
(v).La spiritualité de JPIC est une vision et une mission de faire naître un nouvel ordre mondial (Ap. 21:1, Lc 4:18, Is 61:1) basé sur la solidarité, le respect mutuel pour notre humanité commune, la distribution équitable et durable des ressources de la terre.
Elle requiert des hommes et des femmes qui sont désireux de choisir de s’engager ensemble à vivre avec un système de valeurs différent du système de valeurs de l’ordre social de notre monde actuel (Mat. 5:1-12). Comme dit le proverbe africain : “Quand les araignées unissent leurs toiles, elles lient un lion”.
C’est une mission qui exige un engagement à la conversion, une éthique de vie cohérente, le changement social, ds actions non violentes créatives et par-dessus tout l’engagement à une vie personnelle de prière et de confiance en Dieu parce que la terre sur laquelle nous nous tenons est une terre très sacrée Ex 3:5.
En conclusion, la spiritualité de JPIC est une spiritualité qui est soutenable et en totale consonance avec le plan de Dieu pour la création. Sa vision n’est pas seulement transcendante mais aussi holistique. C’est dans cette lumière que nous examinons le squelette fondamental de nos narrations, notamment notre vision du monde avec l’espoir d’explorer d’autres alternatives. Chacun de ces éléments colore notre compréhension des éléments fondamentaux de la foi chrétienne, la compréhension et les interprétations des souffrances dans notre société et les réponses concrètes que nous y donnons. Il pourrait être utile, à ce point, de vous demander laquelle des manières suivantes décrit le mieux votre réponse aux souffrances autour de nous.
– Désespoir
– Individualisme
– Intérêt éclairé pour soi-même
– Compassion
La réponse vient invariablement à travers les filtres de notre vision du monde qui constitue les charnières de notre spiritualité. Un élément fondamental du récit chrétien de base que nous portons est la vision du monde sur laquelle il est bâti. Le récit de JPIC est construit sur une vision du monde différente de la vision populaire. Si nous devons mettre à jour un récit chrétien qui soutiendra JPIC, nous avons besoin d’une vision du monde différente et par conséquent de récits de foi différents. Personne ne verse du vin nouveau dans de vieilles outres (Mc: 21-22; Lc 5:33-39; Matt 9:14-17).
Chika Onyejiuwa, CSSp
[1] Santmire, Paul. The Travail of Nature: The Ambiguous Ecological Promise of Christian Theology. Fortress Press, Minneapolis 1985.
[4] Michael J Himes, “Doing the Truth in Love: Conversation about God, Relationships and Service” Paulist Press, NJ 1995.
[5] Drew Christiansen & Hagen Water. And God saw that it was Good. Washington DC: U.S Catholic Bishops Conference.
[6] Paul Ekins & Manfred Max-Neef (ed). Real-Life Economics: Understanding Wealth Creation. Routledge, London, 1992.