ABSTRACT
Une étude récente menée par la Commission européenne (janvier 2020) constitue une mise en garde contre l’inefficacité des mesures volontaires prises par les entreprises pour identifier, prévenir, atténuer et prendre en compte leurs impacts négatifs sur les droits de l’homme et l’environnement[1]. Cette étude de la Commission européenne soutient la position d’AEFJN et de la société civile selon laquelle, à de nombreuses occasions, les entreprises européennes font deux poids deux mesures lorsqu’elles font respectivement des affaires en Europe et dans les pays en développement. En Europe, leur respect des droits de l’homme et de l’environnement est d’un niveau élevé. Par contre lorsque ces mêmes entreprises opèrent dans les pays en développement, elles ne se gênent pas pour esquiver les normes européennes et agissent en toute impunité.
Suite à l’annonce d’une législation européenne pour 2021 sur la diligence raisonnable des entreprises en matière de droits de l’homme et de l’environnement, la Commission européenne a lancé une consultation publique sur la gouvernance durable des entreprises et la diligence raisonnable, qui servira de base à la proposition législative de la Commission.[2] AEFJN exige que cette consultation soit adéquate pour la société civile et compréhensible pour le public, qu’elle prenne en compte les problèmes réels des personnes souffrant de violations des droits de l’homme et qu’elle cherche des solutions efficaces. AEFJN estime que la lutte contre le problème des abus et de l’impunité des grandes entreprises nécessite une législation européenne horizontale et obligatoire sur la diligence raisonnable, avec un accès effectif aux recours pour les victimes et les communautés affectées et la responsabilité des préjudices causés par les entreprises.
- CONTEXTE
Le Conseil des droits de l’homme des Nations unies a adopté les principes directeurs sur les entreprises et les droits de l’homme en 2011.[3] Ces principes généraux soulignent le devoir des États de protéger les droits de l’homme. Ils insistent aussi sur la responsabilité des entreprises de respecter les droits de l’homme et préserver l’environnement, ainsi que de fournir un accès à des mécanismes de recours. Toutefois, leur caractère volontaire a conduit à leur inefficacité en raison de l’absence de mécanismes de sanction pour ceux qui ne respectent pas ces principes.
En 2014, un groupe intergouvernemental des Nations unies a été créé pour faciliter l’élaboration d’un traité international sur les entreprises et les droits de l’homme afin de permettre la mise en œuvre obligatoire de ces principes directeurs. Malgré l’opposition des grandes puissances économiques occidentales à cette initiative, dont l’Union européenne, la DG Justice de la Commission européenne annonce, au printemps 2020, la mise en place d’un nouveau règlement contraignant pour le respect des droits de l’homme et de l’environnement, ce qui ouvre une nouvelle fenêtre d’opportunité qu’il convient d’exploiter.
Cette législation serait directement applicable aux entreprises opérant au niveau international, ayant leur siège en Europe ou faisant des affaires en Europe. Ces lois concerneraient aussi les sociétés propriétés d’entreprises européennes, ou recevant des investissements ou utilisant les services financiers d’entités européennes. Devraient aussi se conformer à cette règlementation les firmes qui pour des raisons liées à leur activité commerciale ou professionnelle, exercent leurs activités dans la foulée de leur chaîne d’approvisionnement à l’intérieur ou à l’extérieur de l’UE.
Les activités de nombreuses sociétés industrielles s’étendent un peu partout dans le monde et sont soumises à différentes juridictions. Une telle situation nécessite une collaboration internationale car les différentes normes de protection des droits de l’homme sont souvent en conflit. Il est donc nécessaire que l’UE intègre cette législation dans les traités économiques qu’elle conclut avec des pays tiers et notamment dans le renouvellement de l’accord post-Cotonou avec l’Afrique.[4]
2. TROIS CRITÈRES POUR CONSIDÉRER UN RÈGLEMENT JURIDIQUEMENT CONTRAIGNANT COMME ESSENTIEL
Critère de justice. La première raison d’être d’une réglementation européenne contraignante en matière de commerce et de droits de l’homme est de placer la valeur de la dignité humaine ou de l’exploitation de l’environnement avant tout type de gain économique ou d’exploitation de l’environnement. L’échec actuel de la nature volontaire des lignes directrices telles que définies aujourd’hui pour les entreprises basées dans l’UE appelle à une nouvelle réglementation contraignante qui intègre les règles de protection des droits de l’homme, des normes de travail et de l’environnement dans l’activité des entreprises tout au long de la chaîne d’approvisionnement.[5] La nouvelle législation ne doit pas être conçue comme un élément punitif d’un comportement répréhensible. Cette nouvelle règlementation doit être vue comme une opportunité pour les entreprises de renforcer leur engagement envers la société. Ceci sera possible grâce à la valeur positive du commerce et à leur influence pour parvenir à une société plus juste qui favorise les valeurs démocratiques, les droits de l’homme et la protection de l’environnement.
Critère d’opportunité. Les violations des droits de l’homme par les entreprises sont un problème mondial, et sa solution nécessite un engagement national et international à travers différentes réglementations générales et sectorielles. L’adoption d’un nouveau règlement sur la diligence raisonnable au niveau européen résonnerait comme une approbation de la négociation actuelle d’un traité juridiquement contraignant des Nations unies sur les entreprises et les droits de l’homme. Elle pourrait aussi encourager d’autres puissances économiques à soutenir le traité international en se joignant à l’obligation de réglementer la responsabilité des entreprises. L’UE ne peut pas légiférer seule si ce n’est avec le soutien factuel d’autres législations nationales et internationales.[6] Mais l’UE devrait faire davantage pour développer et mettre en place un multilatéralisme efficace dans ce domaine et utiliser ses leviers pour faire avancer le traité des Nations unies.[7]
Critères d’efficacité. Jusqu’à présent, la directive sur la transparence – également appelée directive sur l’information non financière[8] – exige des industries qu’elles fassent rapport sur le respect des droits de l’homme et de l’environnement. Cependant, cette obligation est limitée aux établissements de certains secteurs d’activité, employant plus de 500 personnes et ayant un chiffre d’affaires économique élevé. Le nouveau règlement européen sur la diligence raisonnable ne peut pas être restrictif pour les grandes entreprises ou réduit à certains secteurs d’activité, mais doit être une diligence raisonnable intersectorielle pour les sociétés industrielles. Les exigences du rapport non financier ont fait de la directive un instrument insuffisant pour la protection des droits de l’homme et de l’environnement. Par conséquent, le nouveau règlement sur la diligence raisonnable devrait éliminer toutes les circonstances qui exonèrent les firmes de leur responsabilité et doit s’appliquer à toutes les entreprises, dans tous les secteurs d’activité, indépendamment de la taille de l’établissement, des bénéfices, du nombre de travailleurs ou des bilans de pertes et profits.
3. VOLETS ESSENTIELS D’UNE NOUVELLE LEGISLATION EUROPÉENNE
Le règlement européen sur la diligence raisonnable devrait s’appliquer à toutes les entreprises des États membres de l’UE, qu’elles exercent leurs activités commerciales dans un seul pays ou qu’elles soient des entreprises transnationales, indépendamment de leur taille, de leur secteur d’activité, de l’emplacement de leurs filiales, de leur patrimoine ou de leur structure. En cas de regroupement d’entreprises, la société principale de l’association doit veiller au strict respect des droits de l’homme et de l’environnement, tant dans ses filiales qu’à l’extérieur de l’alliance, tout au long de la chaîne d’approvisionnement.
Les entreprises européennes doivent être responsables dans les états où elles ont leur siège. C’est dans ces pays qu’elles devront répondre de leurs actes lorsque leurs activités économiques ont un impact négatif sur les droits de l’homme et l’environnement. Il est bien entendu que tout ce déploiement économique couvre l’intégralité de la période de fonctionnement de l’entreprise et de ses filiales tout au long de la chaîne d’approvisionnement, y compris la période de consultation prévue pour la préparation d’une étude d’impact qu’auront leurs activités sur les gens et l’environnement. En aucun cas, les entreprises ne peuvent être subrogées à des évaluations réalisées par d’autres sociétés et elles ne peuvent jamais commencer leur activité économique sans le feu vert d’une sérieuse évaluation des risques.
Le nouveau règlement européen sur la diligence raisonnable doit garantir un contenu minimum parmi les États membres et assurer une activité proactive des entreprises qui leur permette d’identifier, d’évaluer, d’arrêter, de prévenir et d’atténuer les risques de violations des droits de l’homme et de dommages environnementaux. La prévention et la réparation des abus des entreprises est une responsabilité conjointe du secteur privé et des autorités publiques.[9] L’application de la diligence raisonnable devrait être inscrite dans le droit des États membres. La responsabilité de la mise en œuvre et du respect des règlements européens incomberaient alors à chaque pays. Ce projet nécessitera la coopération des gouvernements, des entreprises et des autorités juridiques, le suivi et l’évaluation des gouvernements, des entreprises, de la société civile et des autorités juridiques. En outre, l’UE devrait incorporer le règlement de diligence raisonnable dans tous les traités économiques, commerciaux et d’investissement qui concernent ses relations avec les pays tiers.
Le caractère obligatoire du règlement européen sur la diligence raisonnable requiert des mécanismes de contrôle des entreprises .Les sociétés industrielles doivent agir avec transparence. Cette clarté s’exprimera par l’identification des dangers, les solutions proposées, les plans d’action qui contribuent à atténuer les risques et aussi la prise en compte des résultats de la consultation préalable des communautés affectées. Les entreprises doivent réduire l’impact négatif de leurs activités. Elles doivent publier leurs plans d’actions et les chiffres de leurs ressources employées pour restaurer l’environnement endommagé et indemniser les personnes affectées par leurs travaux. Tout manquement aux règles de diligence raisonnable devrait être accompagné non seulement de sanctions économiques, mais aussi d’interdiction d’exploitation. Lorsque les condamnations sont uniquement économiques, les grandes sociétés ont trouvé la parade en ajoutant le coût de ces amendes aux frais de production de leur activité commerciale.
La diligence raisonnable exige un système de recours judiciaires efficaces et équitables qui permettent aux victimes et aux communautés touchées de s’appuyer sur le droit national et international pour faire face aux violations des droits de l’homme commises par les entreprises. Les sociétés d’exploitation sont responsables des dommages causés par elles-mêmes et par les autres partenaires de leur groupe ainsi que leurs fournisseurs tout au long de la chaîne d’approvisionnement. Le conseil d’administration de toutes ces sociétés devrait être tenu pour responsable de la négligence de leurs décisions lorsqu’il est prouvé que celles-ci ont provoqué des dommages environnementaux ainsi que des violations des droits de l’homme.
Toute société commerciale devrait établir des canaux de communication efficaces afin que ses salariés et les communautés affectées par son activité puissent se rendre compte des périls encourus suite aux travaux d’exploitation prévus. Les entreprises doivent publier de manière transparente tous les dangers qui leur ont été communiqués lors des processus de consultation ; cela s’applique également aux nouveaux risques identifiés tout au long de leur activité.Des solutions doivent être proposées en fonction des risques et des demandes reçues.
Dans une optique de diligence raisonnable, des mesures complémentaires relatives à la gestion sérieuse d’entreprise qui aident les dirigeants à ne pas se concentrer à tout prix sur les profits à court terme sont éminemment souhaitables.[10] Cette bonne gouvernance tient également compte des intérêts de tous les actionnaires et parties prenantes, ainsi que de la société qu’ils servent. Une gérance sage passe par des mesures durables liées à leurs obligations sociales, aux droits de l’homme, à l’environnement et au changement climatique, dans leurs activités à long terme et sur l’ensemble de la chaîne de valeur.
4. Recommandations
- Normes de travail améliorées. Une nouvelle législation sur la diligence raisonnable est nécessaire. Celle-ci devrait inclure le respect des droits du travail établis dans la Déclaration de principes tripartite de l’OIT sur les sociétés multinationales et les politiques sociales. Les normes du travail doivent être obligatoires pour toutes les entreprises de l’ensemble de la chaîne de valeur ainsi que pour toutes les firmes concessionnaires et filiales dans les pays étrangers.[11]
- Champ d’application intersectoriel. Le devoir de diligence doit avoir une législation intersectorielle générale, non limitée aux secteurs d’activité. Elle inclut également les institutions financières responsables de l’impact que leurs investissements peuvent avoir sur les droits de l’homme et l’environnement. En même temps, elle doit être complétée par une législation sectorielle qui complète les différents secteurs d’activité tels que l’agriculture, les hydrocarbures, les minéraux, les vêtements, les forêts, les finances, la pêche, l’énergie, le bois, etc.
- Une application rigoureuse. Des mécanismes pour la mise en œuvre de la diligence raisonnable entre les États membres sont nécessaires. Cette mise en œuvre doit être garantie par des sanctions à l’encontre des pays qui n’incluent pas la diligence raisonnable dans leur législation nationale ou lorsque leurs entreprises violent systématiquement les engagements de respect des droits de l’homme et les accords de lutte contre le changement climatique.
- Application globale. Les institutions financières et les sociétés d’investissement sont soumises à la diligence raisonnable lorsqu’elles financent des entreprises opérant dans des pays du tiers monde si ces entreprises ne respectent pas les droits fondamentaux de l’homme et l’environnement.
- Anti-esclavage. La diligence raisonnable européenne doit inclure des mesures spécifiques pour lutter contre tout type d’abus des travailleurs, en particulier l’exploitation des enfants et la discrimination entre homme et femme.
- Efficacité. L’efficacité de la diligence raisonnable exige des mesures de protection sociale d’accompagnement qui offrent des solutions économiques et un accès à des voies de recours aux victimes de violations des droits de l’homme et de l’environnement.
- Liens avec la réduction du changement climatique. La diligence raisonnable doit favoriser la réduction des violations des droits de l’homme et être alignée sur les propositions législatives qui renforcent les engagements de l’UE envers l’accord de Paris dans sa lutte contre le changement climatique.
- Mise en œuvre. Pour être efficace, la diligence raisonnable doit être liée aux lois nationales. Les mécanismes qui assurent sa mise en œuvre doivent être contrôlés par les autorités nationales compétentes.
AEFJN voit la réglementation européenne sur la diligence raisonnable comme une contribution au succès de l’engagement de l’UE en matière de protection des droits de l’homme et de respect de l’environnement annoncé dans le Green Deal européen. De plus, c’est une occasion de faire progresser la cohérence des politiques de l’Union européenne et de contribuer à la promotion des valeurs européennes de justice, d’équité et de solidarité.
José Luis Guiérez Aranda
AEFJN Policy Officer
Bibliographie
[1] Étude sur les exigences de diligence raisonnable tout au long de la chaîne d’approvisionnement, file:///C:/Users/UserPC/Downloads/DS0120017ENN.en%20(2).pdf
[2] https://ec.europa.eu/info/law/better-regulation/have-your-say/initiatives/12548-Sustainable-corporate-governance/public-consultation
[3] Les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, https://www.ohchr.org/documents/publications/GuidingprinciplesBusinesshr_en.pdf
[4] Les négociations sur l’accord post-Cotonou ont été reportées au premier semestre 2021. L’accord de Cotonou a été prolongé jusqu’en juin 2021. The negotiations on the post-Cotonou agreement have been postponed to the first half of 2021. https://ecdpm.org/talking-points/au-eu-summit-not-immune-covid-19-blessing-disguise/
[5] Principes directeurs de l’OCDE à l’intention des entreprises multinationales, http://www.oecd.org/daf/inv/mne/48004323.pdf
[6] Discours sur l’état de l’Union de la présidente von der Leyen, https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/SPEECH_20_1655
[7] https://eeas.europa.eu/headquarters/headquarters-homepage/84888/building-global-europe_en
[8] Directive 2014/95/EU en ce qui concerne la publication d’informations non financières et d’informations relatives à la diversité par certaines grandes entreprises et certains groupes
[9] Responsabilité sociale des entreprises, conduite responsable des affaires et droits de l’homme https://ec.europa.eu/transparency/regexpert/index.cfm?do=groupDetail.groupMeetingDoc&docid=34866
[10] Lettre Encyclique Fratelli Tutti du Saint-Père François sur la fraternité et l’amitié sociale http://www.vatican.va/content/francesco/fr/encyclicals/documents/papa-francesco_20201003_enciclica-fratelli-tutti.html
[11] Déclaration de principes tripartite sur les entreprises multinationales et la politique sociale, https://www.ilo.org/wcmsp5/groups/public/—ed_emp/—emp_ent/—multi/documents/publication/wcms_094386.pdf