Chaque année l’Afrique perd des revenus importants de par l’évasion fiscale et les fuites illicites de capitaux. La justice fiscale pourrait assurer que l’Afrique conserve la valeur économique qui est créée sur son continent, et augmenter la base des ressources des gouvernements africains, permettant ainsi d’investir dans l’éducation et les infrastructures mais également de transformer les ressources naturelles sur place. En d’autres termes, ces sommes importantes de revenus, dûment inscrites et taxées équitablement, pourraient permettre le développement de l’Afrique et diminuer la dépendance de certaines régions sur les pays donateurs.

La problématique de la fraude et de l’évasion fiscale retient de plus en plus l’attention au niveau global et cela en raison du renforcement des échanges commerciaux internationaux mais également par les récents scandales fiscaux tels que le Lux Leaks, le Swiss Leaks et les Panama Papers. Au niveau Européen, les politiciens ont pris conscience de la sévérité du problème et du manque à gagner pour les pays en voie de développement, tout autant que pour l’Europe, suite à l’absence d’un régime fiscal international fort. Lors de la session plénière de juillet 2015, le Parlement Européen a défendu un tel régime fiscal de par son potentiel à pouvoir mettre un terme aux paradis fiscaux et à aider les pays en voie de développement.[1]  En avril 2016, la Commission Européenne a adopté une proposition pour une Directive qui demanderait aux grandes multinationales européennes et non-européennes, actives sur la marché unique européen et ayant un chiffre d’affaires de 750 millions € ou plus, de pouvoir rendre publiques leurs activités économiques et fiscales individuellement pour chaque pays.

Concrètement, une multinationale ayant des activités sur le marché unique de l’UE devrait révéler des informations sur la nature de ses activités, le nombre de ses employés, son chiffre d’affaires, ses renseignements fiscaux et ses revenus cumulés. Elle devrait fournir ces informations pour chaque pays dans lequel elle exerce une activité mais également fournir une liste convenue des paradis fiscaux. En ce qui concerne les autres opérations de juridictions fiscales dans le reste du monde, des chiffres agrégés devront être fournis.[2]

Certes, cette proposition représente un pas important vers plus de transparence pour les compagnies. Cependant, cette proposition contient encore un certain nombre de failles qui pourraient être exploitées par les compagnies, ce qui nous laisse un sentiment d’abandon en ce qui concerne le développement et l’indépendance de l’Afrique.  Ceci s’explique en trois raisons.

Premièrement, les compagnies ne seront pas requises de rendre public un rapport global pays par pays et qui contiendrait toutes les informations sur leurs activités dans le monde y compris les pays en voie de développement. C’est un départ plutôt étrange pour un régime fiscal que les députés européens appelaient justement à pouvoir bénéficier à ces pays. Comme Tove Maria Rydingn, coordinatrice pour la justice fiscal du réseau European Network on Debt and Development (EURODAD), le formule: “Tant que la proposition ne couvre pas tous les pays, les multinationales auront toutes les opportunités pour cacher leurs profits. Au lieu de résoudre le problème, cette proposition aurait pour effet de déplacer le problème d’un pays vers un autre, avec des multinationales toujours capable d’éviter de payer des impôts.”[3]

Deuxièmement, l’UE va préparer une liste de tous les pays qui sont considérés comme des “paradis fiscaux”. Cette liste serait prête dans les six mois à venir. Cependant, du fait qu’il n’y a pas de définition nette et précise de ce qu’est un “paradis fiscal”, la définition elle-même est sujette à devenir un jeu politique. De surcroit, l’UE a, par le passé, été critiquée pour sa liste de « paradis fiscaux » qui excluait des pays tels que les Etats-Unis et la Suisse[4].

La troisième, et dernière, préoccupation est discutable car elle concerne la somme minimale de profit qu’une grosse compagnie doit réaliser avant de se conformer à la Directive. Le seuil de 750 millions € par an a été copié du projet de l’OCDE de lutte contre l’érosion de la base d’imposition et le transfert de bénéfices (BEPS) qui lutte contre l’optimisation fiscale avec pour raisonnement que le coût pour la divulgation serait trop grand pour les petites et moyennes entreprises (PME).

Officiellement, pour l’UE, une PME est une compagnie avec un chiffre d’affaires de maximum 50 millions €[5], ce qui est 15 fois moins que le régime proposé. Ce seuil est censé cibler environ 90 pour cent du revenu total des multinationales. Cependant, 85 à 90 pour cent des autres « plus petites » multinationales, qui souvent sous-traitent avec ces plus grosses firmes transnationales (FTN), seront exclues de ce régime. Alors que ces compagnies ne sont pas toujours assez larges que pour avoir un impact mondial, elles peuvent certainement avoir une force régionale substantielle. De ce fait, cibler exclusivement les multinationales les plus larges, risque d’exclure une part importante des grandes compagnies qui ont un impact considérable en Afrique. Un de ces exemples de grandes compagnies avec une force régionale et qui serait exclue de ce régime est Sipex, une compagnie  belge spécialisée dans l’agro-industriel, notamment dans l’huile de palme, et qui a été critiquée pour ces acquisitions de terres à grande échelle et ces possible activités d’accaparement des terres.[6] D’autres exemples sont Socfin, une compagnie d’extraction d’huile de palme et de caoutchouc qui est active dans de nombreux pays africains, et qui a été critiquée à de nombreuses reprises pour des violations écologiques et des droits de l’homme, ou Unibra, une compagnie qui détient la licence pour la bière Skol sur le continent africain. Ces deux compagnies ont été citées pour leurs activités d’évasion fiscale dans le dossier Lux Leaks en 2015.[7]

Pour conclure, notons  les propos du Directeur de la recherche au Tax Justice Network, Alex Cobham: “Chacun reconnaît que dès que des failles sont créées dans le régime fiscal, ces failles sont exploitées”.[8]  Si la Commission Européenne a vraiment l’intention d’œuvrer en faveur d’une justice fiscale en Afrique, il est alors d’une absolue nécessité de repenser la copie de cette Directive. L’établissement d’un rapport pays par pays devrait être global, sans aucune exception, la qualité de l’information divulguée devrait être la même pour les activités en Europe, en Afrique ou ailleurs dans le monde, la liste des paradis fiscaux devrait être approfondie et complète et le seuil pour se conformer pour les grandes entreprises devrait être abaissé. Ce serait un bon début.

Eva Demaré

 


[1] European Parliament, 2015, Tax: MEPs advocate country-by-country reporting to help developing countries, retrieved from:

http://www.europarl.europa.eu/news/nl/news-room/20150703IPR73914/Tax-MEPs-advocate-country-by-country-reporting-to-help-developing-countries

[2] http://europa.eu/rapid/press-release_IP-16-1349_en.htm

[3] The Guardian, 2016, “EU regulators demand greater tax transparency from multinationals”, retrieved from: https://www.theguardian.com/business/2016/apr/12/eu-regulators-demand-greater-tax-transparency-companies

[4]Euractiv, 2016, “EU’s new tax haven blacklist doomed to failure warn campaigners”, retrieved from: https://www.euractiv.com/section/euro-finance/news/eus-new-tax-haven-blacklist-doomed-to-failure-warn-campaigners/[5] European Commission, 2016, “What is an SME”, retrieved from: http://ec.europa.eu/growth/smes/business-friendly-environment/sme-definition/index_en.htm

[6] 11.11.11., 2013, « De Wedloop om Land”, retrieved from : http://www.fian.be/IMG/pdf/rapport_landgrab_vfinale_juin_2013_web2_nl.pdf

[7] ICIJ, 2015, “Explore the Documents: Luxembourg Leaks Database”, retrieved from: https://www.icij.org/project/luxembourg-leaks/explore-documents-luxembourg-leaks-database

[8] Tax Justice Network, 2016, “Press release: Tax Justice Network responds to European Commission proposals for public country-by-country reporting” retrieved from: http://www.taxjustice.net/2016/04/12/press-release-tax-justice-network-responds-to-european-commission-proposals-for-public-country-by-country-reporting/