L’Afrique a occupé une place importante lors des Journées européennes du développement qui se sont tenues récemment[1]. Plusieurs présidents africains ont participé à la session inaugurale et le continent était visiblement présent dans de nombreux ateliers et discours. Cette édition était particulièrement axée sur la pertinence des femmes dans le développement et l’autonomisation des femmes. Les représentants de la Commission européenne à différents niveaux et responsabilités étaient omniprésents pour partager leurs connaissances et défendre les politiques de l’UE. En ce qui concerne l’agriculture, nous pouvions entendre différentes approches. D’une part, certains groupes de travail sur les terres, les zones rurales et la nutrition ont partagé leurs expériences sur les difficultés des femmes à accéder à la terre et à améliorer leur nutrition, ou à mesurer le retard de croissance des jeunes filles et des femmes en âge de procréer. D’autre part, il y avait des panels et des tables rondes avec un exposé clair sur le développement quantitatif et les avantages de l’agriculture industrielle. Les entreprises et le secteur privé exerçaient une influence spécifique sur les questions agricoles, soulignant les opportunités économiques et d’emploi dans les investissements axés sur l’agro-industrie.[2] Des alternatives ou même des critiques aux plans agro-industriels, ou au partenariat public-privé (devrions-nous dire partenariat privé-public?) ne pouvaient être entendues. Nous avons aussi pu trouver dans le hall des stands d’entreprises comme Bayer, ou Compagnie Fruitière.
La responsabilité sociale dans les affaires ou responsabilité sociale des entreprises (RSE) s’est largement répandue au cours des 15 dernières années. En outre, les fondations détenues par des hommes d’affaires multimillionnaires ou des sociétés transnationales jouent un rôle croissant dans le développement, agissant non seulement comme bailleurs de fonds, mais aussi comme groupes de réflexion et lobbying pour des politiques de développement spécifiques. Les soi-disant instruments financiers innovants de l’UE ou blending sont censés attirer des financements supplémentaires pour stimuler la croissance économique, dans l’hypothèse où la croissance économique mène au développement. Beaucoup d’opportunités d’affaires, mais pas un mot n’a été entendu sur un traité contraignant sur les entreprises et les droits humains, pas même des lignes directrices volontaires. Même si les organisations de la société civile appellent fermement l’UE à mettre en place un cadre approprié pour examiner comment les entreprises intègrent les droits humains et les normes sociales et environnementales, et pour les tenir responsables des violations des droits humains.[3]
Le blending est considérée comme un moyen de mobiliser des ressources supplémentaires et d’accroître l’impact de l’aide au développement de l’UE. Des chiffres éblouissants indiquent que 1 € d’aide publique au développement peut atteindre 25 € avec cette formule de mélange. Mais encore une fois, quel est l’impact? Est-ce que c’est pour le mieux? Donner la parole au secteur privé dans le cadre de la coopération pour le développement de l’agriculture, c’est défendre l’agro-industrie.[4] Et l’agro-industrie produit exclusivement de quoi couvrir la demande sur le marché international et ne répond pas aux besoins alimentaires locaux.[5]
Le développement humain a laissé la place au développement durable. En fait, la principale caractéristique de cette tendance des entreprises pour le développement est de plier le sens des mots tels que la responsabilité ou la durabilité. Vous pouvez les trouver partout, signifiant des choses différentes et même opposées, ce qui équivaut à ne signifier rien d’autre que rendre plus doux les discours et l’image de l’entreprise. Les sociétés transnationales ont réellement peur de l’image négative et de l’impact des investissements nuisibles dans les pays tiers et elles l’adaptent en faisant «de l’accaparement du vocabulaire»[6]. Et elles pratiquent donc le ‘greenwashing’ (laver pour faire paraître vert) (et maintenant le lavage du genre ou même le lavage du commerce équitable) pour bénéficier du soutien du gouvernement et de la satisfaction des clients.[7]
L’une des principales raisons invoquées pour cet accueil chaleureux du secteur privé dans les politiques de développement est la baisse de l’aide publique au développement (APD). On peut raisonnablement douter si c’est une excuse pour que le secteur privé envahisse l’aide au développement ou une excuse pour que les gouvernements réduisent encore davantage leur APD. La deuxième raison est que pour mettre fin à la pauvreté, aucun acteur ne peut réussir seul et, par conséquent, nous avons besoin de la contribution de tous. C’est certainement vrai, mais il y a des raisons de penser que les entreprises amènent les gouvernements à leur logique de profit au lieu que les gouvernements amènent les entreprises aux exigences du développement humain. Ce faisant, les initiatives internationales, les agences européennes de développement, les fournisseurs et les producteurs agricoles, et les grandes chaînes de distribution semblent fusionner de manière très vivante dans les politiques de promotion des plates-formes agroalimentaires et des grands parcs de transformation agricole en Afrique.
Cohérence des politiques pour le développement
Evaluer systématiquement les effets probables des différentes initiatives politiques sur les pays en développement est une exigence fondée sur l’article 208, paragraphe 1, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, qui stipule que l’UE «doit tenir compte des objectifs de la coopération au développement dans les politiques qu’elle met en œuvre, qui sont susceptibles d’affecter les pays en développement « . Cela signifie reconnaître que certaines mesures politiques de l’UE peuvent avoir un impact significatif en dehors de l’UE, ce qui peut contribuer aux objectifs politiques de l’Union en matière de développement ou les saper. Et l’objectif premier des politiques de développement de l’UE est la réduction et, à long terme, l’éradication de la pauvreté. En appliquant l’approche «ne pas nuire», l’UE devrait éviter les conséquences négatives de politiques non cohérentes concernant cet objectif particulier, mais aussi exploiter autant que possible leurs retombées positives potentielles et les synergies si elles sont cohérentes. Il est effrayant d’observer que, d’une manière ou d’une autre, le principe est mis à l’envers en réaffirmant pratiquement que l’UE doit prendre en compte l’objectif d’un développement croissant des politiques de coopération qu’elle met en œuvre. Dans une étude en cours sur l’application de la cohérence de la politique pour le développement, la Commission européenne se réfère à l’article 208 comme incluant un engagement en faveur de la croissance durable, ce qui n’est pas le cas.[8] La Commission européenne se trahit en écrivant noir sur blanc son objectif premier sur la politique de développement: la croissance économique. Cependant, il est prouvé que la croissance économique ne signifie pas le développement humain.
En particulier dans le secteur alimentaire, certaines politiques de l’UE ont un impact négatif sur les questions de développement en Afrique. L’UE continue de déverser des produits laitiers et de volaille à bon marché sur les marchés d’Afrique de l’Ouest, supplantant les producteurs locaux et sapant leurs moyens de subsistance.[9] L’UE encourage également un modèle basé sur les importations agroalimentaires d’aliments en provenance d’Afrique, accusés de provoquer la déforestation, les expulsions, la pollution et les abus de droits dans des plantations à production intensive, tout en nuisant à la sécurité alimentaire locale et à la disponibilité de l’eau. Ces politiques permettent des fusions d’agro-industries avec un énorme pouvoir de fixation des prix et capables d’influence majeure sur la prise de décision. Et de rendre les pays, et surtout les paysans, plus dépendants (moins résilients) de ces flux étrangers d’investissements et de développement.
Pour conclure, les zones grises croissantes entre l’aide publique au développement et l’investissement privé ne sont pas aussi bonnes que les orateurs officiels le prêchent avec enthousiasme. La cohérence prévaudrait si nous prenions en compte les faits suivants: –
Il y a une production alimentaire pour 12.000 millions de personnes. –
Les personnes affamées n’accèdent pas à une nourriture adéquate tandis que les entreprises agroalimentaires voisines cultivent des denrées alimentaires pour l’exportation
Il y a un gaspillage énergétique énorme dans le commerce international et en particulier dans le commerce lié à l’alimentation.
L’Afrique est choisie comme producteur alimentaire pour l’exportation, tout en étant un importateur net de produits alimentaires.
– Les sociétés sur-consommatrices sont au cœur des causes du changement climatique.
Nous renforcerons la cohérence en intégrant stratégiquement le développement agricole et la lutte contre la faim et le changement climatique en tant que priorité et en prenant au sérieux le slogan « ne laisser personne en arrière »
Alfredo Marhuenda
AEFJN Chargé de Plaidoyer
[1] Ces journées sont une rencontre annuelle organisée par L’UE pour partager des idées et expériences afin d’inspirer solutions innovantes pour les challenges globaux. https://eudevdays.eu/
[2] C’était le cas d’un panel de haut niveau emphatisant l’agro-business comme essentiel pour faire face à l’insécurité alimentaire et la transformation économique de l’Afrique ainsi que la nécessité des bonnes régulations qui facilitent l’investissement. Avec la participation entre d’autres de Phil Hogan Commissaire Européen pour l’agriculture et le développement rural, Tom Arnold, président DG AGRI/DEVCO group de travail pour l’Afrique Rural et Yong Li, Directeur Général de L’Organisation de Développement Industriel des Nations Unies et modéré pour Mella Frewen la Directrice Générale de Food Drink Europe, le lobby de l’industrie de l’alimentation et les boissons.
[3] Plus de 440 organisations parmi lesquelles AEFJN ont signé une lettre pour ce fin adressée aux gouvernements
[4] Une conférence d’haut niveau Emplois et Croissance en Afrique de l’ouest a fait la suite aux journées de développement européennes renforçant l’idée que ces jours sont une vitrine étincelante. La commission Européenne, et les commissions de l’ECOWAS et WAEMU ont réuni plus de 200 représentants des organisations régionales, banques de développement, autorités nationales de niveau ministériel, institutions financières et le secteur privé. Agri-business était l’un des trois domaines de la conférence, y compris l’exploitation du Plan d’investissement extérieur de l’UE en Afrique de l’Ouest. Les participants étaient d’accord d’en miser des stratégies précises pour encourager le développement du secteur privé et réformes comme l’accès au financement et à la terre.
[5]Un point de vue différent est suggéré au rapport de 2017, Quel rôle pour (quel) secteur privé en agriculture et nutrition et sécurité alimentaire.
[6] Quelques organisations et nous sommes livrés un rapport sur la réputation de l’industrie de l’huile de palme apparemment soutenable: Le mythe de l’huile de palme 100% durable. Un autre rapport sur le sujet et concernant aussi le textile et la pêche a été livré par la Changing Market Foundation : The false promise of certifications. May 2018.
[7] Les labels de commerce équitable doivent être re-analysés. Les compagnies d’agro-alimentation peuvent avoir un label de commerce équitable parce qu’elles respectent leurs standards après avoir implanté des grandes extensions de monoculture sur la base de l’accaparement des terres et la déforestation. Outre, on peut trouver des haricots verts du Kenya, de commerce équitable, emballés en plastique aux supermarchés Bruxellois. Ne serait pas mieux et plus soutenable et cohérente leur distribution au marché Kényen?
[8] Concord l’a très bien signalé en sa réflexion sur le questionnaire
[9] Voir la déclaration de la coalition belge contre la faim sur les produits laitiers “Ensemble pour un lait equitable” L’antenne Belge d’AEFJN forme part de cette coalition.