Un traité juridiquement contraignant sur les entreprises et les droits de l’homme (Legally binding Instrument ou LBI) est en cours de négociation aux Nations unies depuis 2014. L’idée d’un traité de ce type n’est pas quelque chose de spécifique qui naît d’un caprice de la société civile mais de la nécessité de protéger les populations des pays en développement des violations et des crimes commis par les sociétés transnationales (STN) dans l’exercice de son activité économique (comme les cas de la société Shell au Nigeria, Chevron en Équateur, Brumadinho au Brésil ou Rana Plaza au Bangladesh).
Les comportements inappropriés à l’origine de catastrophes environnementales, de crimes économiques ou de violations systématiques des droits de l’homme commis par des STN ont été signalés par des institutions publiques et privées pendant des décennies. Cependant, ce n’est qu’aujourd’hui qu’il existe une réelle possibilité de mettre en place des mécanismes efficaces pour tenir les STN responsables de ces comportements et permettre aux responsables d’être traduits en justice. Par conséquent, ce LBI est une opportunité pour mettre fin à l’impunité des STN et permettre aux communautés locales des pays les plus pauvres de disposer d’outils pour protéger leurs ressources naturelles et garantir la protection de leur population.
Si les pays occidentaux du Nord ont consolidé des démocraties dans lesquelles l’état de droit poursuit, avec plus ou moins de sévérité, les violations des droits de l’homme, les pays du Sud manquent souvent de mécanismes juridiques pour poursuivre les crimes contre les droits de l’homme sur leur territoire, notamment ceux commis par les STN. Dans le cas de l’Afrique, les gouvernements ont, pendant des décennies, facilité l’arrivée d’investissements étrangers par le biais des STN et celles-ci ont abusé de leur pouvoir économique pour faire passer leurs bénéfices économiques avant les droits des populations. Par conséquent, les STN continuent aujourd’hui à opérer en toute impunité malgré leurs crimes commis contre les droits de l’homme.
Ainsi, pour connaître l’importance du LBI, il est nécessaire d’en connaître les enjeux. Parmi d’autres objectifs, les demandes les plus pertinentes de cet instrument seraient : assurer la responsabilité des entreprises pour les crimes commis contre les droits de l’homme et l’environnement, garantir l’accès à la justice pour les victimes et les communautés affectées, remédier aux violations des droits de l’homme et indemniser les victimes, ainsi que garantir que les normes de respect et de prévention des droits de l’homme soient obligatoires et non volontaires. De même, il est important de souligner que les normes de prévention des abus des droits de l’homme ne peuvent pas exempter de la responsabilité des dommages causés par les entreprises.
Compte tenu de la pertinence d’un LBI, on pourrait s’attendre à ce que les pays en développement et en particulier les pays africains (qui souffrent depuis des décennies du pillage et des abus des STN) mettent tous leurs efforts en commun pour parvenir à un traité qui protège leurs populations. Cependant, la présence de l’Union africaine et des différents gouvernements africains dans la négociation du traité a été presque insignifiante lors de la dernière session du groupe de travail pour l’élaboration du LBI. Seuls 4 pays sur 54 ont apporté une contribution significative, comme la Namibie, l’Egypte, le Cameroun et l’Afrique du Sud. D’autres pays ont assisté aux sessions, mais sans faire de commentaires ni présenter de propositions.
Ces dernières années, l’engagement des gouvernements africains a diminué avec la négociation du LBI et ils ont à peine fait des interventions dans lesquelles on peut déceler un intérêt pour la réalisation des objectifs du traité. Même l’Union africaine n’a pas envoyé de délégation ou lu de déclaration institutionnelle soutenant la création du LBI. Ce silence durant les négociations du LBI est difficile à comprendre lorsque ce qui est en jeu est la vie de millions de personnes en Afrique.
Le manque d’engagement des gouvernements africains dans les négociations du LBI permet aux positions défendues par les pays riches qui sont plus permissifs envers les pouvoirs économiques des grandes entreprises (Corporate Capture) de prendre le dessus dans les négociations. De même, l’absence d’une position forte qui défend les intérêts de l’Afrique permet aux STN de développer leurs stratégies et de s’exonérer de leurs obligations de respect des droits de l’homme et de l’environnement, ce qui est finalement le respect de la vie des populations vivant en Afrique.
Le paradoxe est d’autant plus grand que même les pays qui sont contre le LBI comme les Etats-Unis, la Russie ou la Chine ou qui présentent des positions moins exigeantes comme l’Union européenne ont été présents dans les négociations pour défendre leurs intérêts. Pendant ce temps, l’Afrique reste silencieuse et cette attitude permet aux grandes entreprises de continuer à développer leurs stratégies d’implantation en Afrique, à exploiter ses ressources naturelles et à s’enrichir au détriment des besoins de la population.
De mon point de vue, les gouvernements africains devraient adopter une attitude plus active dans l’avenir de la négociation du traité et assurer leur présence au sein du groupe des « Amis de la présidence » qui défend les acquis de la négociation de ces dernières années. L’engagement politique des gouvernements africains doit être au-dessus des intérêts de chaque pays et région, en travaillant ensemble pour défendre les droits humains de leurs peuples.
Cependant, le succès du LBI ne dépendra pas exclusivement du résultat final du texte issu des négociations, mais nécessitera un engagement sérieux de la part des gouvernements des États qui signent le traité pour faciliter sa mise en œuvre, ainsi que la création d’une législation nationale adéquate pour poursuivre les violations des droits humains. Parallèlement, un engagement sérieux contre la corruption qui menace la prospérité du continent africain sera nécessaire. Ce combat est uniquement l’affaire de l’Afrique et de ses gouvernements.
Les Nations unies et l’UE ont l’obligation d’étendre les valeurs démocratiques dans leurs traités, en établissant des normes de respect et d’engagement social pour tous les peuples. Mais il est de la responsabilité de tous les gouvernements d’œuvrer pour des traités internationaux qui renforcent les démocraties et protègent leurs populations. Le LBI est un pas de plus dans la construction de la justice économique et sociale avec les pays d’Afrique, mais cela ne peut se faire sans l’engagement constant de leurs gouvernements. Les gouvernements d’Afrique ne peuvent pas abandonner à son sort un traité qui veut naître avec la vocation de mettre fin à l’impunité des STN et de protéger la dignité humaine.
José Luis Gutiérrez Aranda
Policy Officer