La mondialisation et le comportement des entreprises
Les sociétés internationales ont été d’importants acteurs économiques de la mondialisation économique, notamment via le commerce des biens et des services sur les divers continents. Cela a conduit à une énorme augmentation des revenus pour les entreprises, certaines dépassant le PIB de plusieurs pays. Compte tenu de leur position dans le commerce international et le volume des biens et services échangés, elles sont susceptibles de créer des externalités, par exemple de perturber le tissu socio-économique d’un pays et la santé de la planète. À plusieurs reprises, le comportement irresponsable de l’entreprise a remis en question les responsabilités des sociétés internationales en matière de droits humains, sociaux, environnementaux et économiques.
Il suffit de penser au rôle que le secteur financier a joué dans le déclenchement de la crise financière de 2008 avec les retombées économiques subséquentes ; ou, dans le delta du Niger, au déversement d’hydrocarbures et au torchage du gaz causés par les multinationales pétrolières ; ou au scandale du lait en poudre Nestlé ; à l’exploitation et au traitement irresponsables des minerais qui alimentent les conflits dans les pays pauvres ; à la prolifération continue d’ateliers clandestins à travers l’Asie et aux conditions de travail effroyables dans les plantations en Afrique ; à l’expulsion des gens de leurs terres pour ouvrir la voie à l’exploitation forestière et minière ou à l’agro-industrie; au scandale de VW ; à l’évasion fiscale généralisée par des entreprises internationales qui coûte des milliards de dollars aux pays hôtes (alors que ceux-ci ont créé un environnement favorable pour les entreprises). Cela a conduit à un examen public plus approfondi du comportement des entreprises. De nos jours, beaucoup pensent que les entreprises ont une responsabilité qui va au-delà de leurs actionnaires pour inclure toutes les parties prenantes, leurs employés, l’environnement et les communautés où elles opèrent.
J. Stiglitz déclare à juste titre que la mondialisation économique a devancé la mondialisation politique. La gouvernance internationale est encore insuffisante pour faire face aux externalités économiques internationales telles que la pollution ou les violations des droits humains tout en créant des flux de réfugiés. Plus de coopération internationale et de possibilités de poursuites judiciaires transfrontalières doivent être envisagées pour promouvoir une gouvernance internationale véritablement efficace de la mondialisation et surtout de ses conséquences. L’économie est d’ampleur mondiale et donc des lois mondiales sont nécessaires pour la gouverner.
Les sociétés multinationales ont pour objectif de faire des profits ; dans ce but elles envisagent de réduire les coûts autant que possible, par exemple sur les taxes, les salaires ou la réparation des dommages causés à l’environnement. De toute évidence, l’objectif déclaré d’une entreprise de maximiser les profits s’accompagne souvent de coûts sociaux et de désavantages pour la société. Par exemple, un consortium minier composé d’un réseau de plusieurs entités peut facilement transférer des actifs d’une filiale à l’autre. Ceci devient particulièrement problématique lorsque des remboursements de dommages sont demandés à cette société. Il y a de nombreux exemples de sociétés minières qui épuisent un gisement de minerais dans les pays en développement pour ensuite quitter le pays, en laissant la facture du nettoyage environnemental au gouvernement hôte. Lorsqu’un jugement juridique requiert de l’entreprise en question qu’elle paie les coûts pour l’assainissement du site pollué, il peut être impossible à l’Etat hôte de récupérer l’argent, car l’entreprise peut déclarer la faillite pour la filiale détenant la mine, ou déclarer que celle-ci a trop peu d’actifs dans le pays.
La société civile a donc proposé de créer la possibilité, pour les victimes d’abus d’entreprises, de poursuivre la compagnie dans son pays d’origine pour les dommages causés à l’étranger ; de cette façon, des pays du monde entier peuvent s’aider mutuellement à percevoir des dommages-intérêts d’entreprises internationales. Cette coopération judiciaire internationale serait un premier pas pour tenir les entreprises responsables d’un comportement anticoncurrentiel, de dommages sociaux et environnementaux et de l’évasion fiscale. Par la suite, cependant, des cadres juridiques internationaux et des tribunaux sont requis pour faire respecter les lois ; ils sont nécessaires pour que la mondialisation économique travaille dans l’intérêt de la plupart des citoyens. Il en est de même pour les violations des droits humains commises par des entreprises ; elles devraient être sanctionnées par un instrument international et appliquées à la fois par les tribunaux nationaux et internationaux. De plus, des mécanismes permettant d’assurer l’accès des pauvres à la justice devraient être créés pour promouvoir l’équité dans la justice.
Le cas des entreprises et des droits humains
En ce qui concerne le lien entre entreprises et droits humains, un mouvement s’est développé pour contrôler l’impact des entreprises sur les droits humains, principalement par le biais de codes de conduite volontaires et par une approche de diligence raisonnable au sujet des droits humains adoptée par plus d’entreprises. L’attention pour la question a également progressé en termes d’élaboration des politiques. Au niveau des Nations Unies, le processus d’élaboration d’un cadre volontaire sur les responsabilités des sociétés transnationales et autres entreprises en matière de droits de l’homme a démarré lentement en 1999. C’est après la nomination de John Ruggie en 2005 et l’adoption des Principes directeurs relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme en 2011 que le premier cadre mondial, sur base volontaire, a pris forme.
Cependant, une coalition croissante d’organisations de la société civile, d’universitaires, de représentants des entreprises et des pays a demandé à passer de mesures non-contraignantes (soft law) à une loi comprenant des exigences contraignantes. Cela a conduit à une déclaration de 85 pays au Conseil des droits de l’homme, indiquant que de tels instruments de ladite « soft law » sont insuffisants pour relever tous les défis liés aux entreprises et aux droits humains. Indéniablement, dans une approche volontaire, l’application de la loi et les recours pour les victimes sont difficiles à atteindre. En outre, dans une démarche volontaire les entreprises qui exercent une diligence adéquate par rapport aux droits humains sont défavorisées par rapport à leurs concurrents, en particulier si ces derniers n’exercent pas une telle diligence raisonnable pour des raisons de réduction des coûts. Ainsi, une approche obligatoire pourrait créer une concurrence équitable pour les entreprises. Par-dessus le marché, les sociétés internationales peuvent souvent faire appel à des clauses de sauvegarde incluses dans des traités bilatéraux d’investissement ou d’autres traités d’investissement qui peuvent être légalement appliqués comme le Mécanisme de règlement des différends entre les investisseurs et les États, tandis que les victimes d’abus d’entreprises ne peuvent se fonder que sur l’application volontaire pour la réparation des dommages-intérêts.
UE : Ignorer les vents du changement
Au niveau de l’ONU, plusieurs pays en développement, sous la direction de l’Equateur et de l’Afrique du Sud, ont poussé pour une résolution portant la création d’un groupe de travail intergouvernemental à composition non limitée « dont le mandat sera d’élaborer un instrument international juridiquement contraignant pour réglementer, en droit international des droits humains, les activités des sociétés transnationales et autres entreprises ». Les nations développées ont résisté à la résolution, mais elles n’ont pas réussi à obtenir suffisamment de soutien.
Les pays en développement ont reconnu la contribution des entreprises au développement, mais aussi le fait que les opérations des sociétés transnationales ont conduit à une augmentation de la pauvreté, de la marginalisation et de dommages à l’environnement pour certaines communautés. C’est pourquoi ces pays jugent nécessaire d’aller au-delà des codes de conduite volontaires, parce que le taux de conformité est trop faible. Le nombre élevé de plaintes déposées à propos des violations des droits humains contre des entreprises de pays industrialisés donne plus de corps à cet argument.
Entre-temps, l’UE et les États membres ont empêché toute forme de progrès dans ce processus de négociation en votant contre la résolution et en exécutant une stratégie de la chaise vide dans le premier cycle de négociations. Les nations européennes jugent qu’une nouvelle initiative compromettrait les principes directeurs volontaires de l’ONU. Cependant, il y a un large consensus parmi les participants du groupe de travail intergouvernemental que le nouvel instrument contraignant doit être conçu pour compléter les principes directeurs, et les membres du groupe ont souligné l’importance de ces principes directeurs.
Aussi le procureur de la cour pénale internationale a récemment reconnu la même lacune dans la justice pénale internationale, et elle a pris une décision historique en rendant désormais possible de tenir les cadres d’entreprises, les politiciens et autres personnes responsables, en vertu du droit international, pour des crimes liés à l’accaparement de terres, à l’exploitation illégale des ressources naturelles et à la destruction de l’environnement.
L’UE et ses États membres ne devraient plus ignorer le mouvement croissant vers la réglementation des sociétés transnationales et autres entreprises de manière contraignante. Par conséquent, nous exigeons que l’UE et ses États membres s’engagent de manière constructive dans la prochaine série de pourparlers du groupe de travail intergouvernemental qui aura lieu du 24 au 28 octobre à Genève et qu’ils contribuent de façon significative à l’établissement d’un instrument contraignant pour réglementer les sociétés transnationales et autres entreprises en lien avec les droits humains.
Gino Brunswijck
Chargé du plaidoyer
Références
[1] Jospeh E. Stiglitz, « Making Globalization Work », 2007.
[2] Nations Unies, Conseil des droits de l’homme des Nations unies, « Résolution 26/9: Élaboration d’un instrument international juridiquement contraignant sur les sociétés transnationales et autres entreprises et les droits de l’homme », 2014.