La sixième réunion du Groupe de travail intergouvernemental (IGWG) des Nations Unies (ONU) pour la négociation d’un traité juridiquement contraignant sur les sociétés transnationales (STN) et le respect des droits de l’homme s’est tenue à Genève du 26 au 30 octobre 2020.[1] La négociation elle-même a débuté par les mots du président de l’assemblée qui, malgré les restrictions causées par le covid-19, a salué le nombre élevé de délégations nationales et de groupes appartenant à la société civile (OSC). C’est la réunion sur ce sujet qui a vu le plus grand nombre de délégations nationales et d’OSC s’engager en faveur d’un traité qui vise à mettre fin à l’impunité des STN en ce qui concerne les violations des droits de l’homme commises dans l’exercice de leurs activités économiques, directement ou indirectement, tout au long de leur chaîne d’approvisionnement.

La réunion avait pour but de revoir le deuxième projet[2] du traité en apportant des modifications au texte et en formulant de nouvelles propositions quant au contenu. Ce projet avait été soumis en août 2020 et intégrait des amendements et des suggestions au projet zéro qui avait été discuté lors de la réunion du GTIG l’année précédente. Malgré l’absence de déclaration commune des pays africains, il convient cependant de noter que la présence des pays africains dans les négociations de ce traité augmente chaque année. L’engagement de l’Afrique dans les négociations continue de croître même si de nombreux pays n’ont pas encore envoyé leur délégation avec un mandat de négociation et que seuls six pays ont fait des déclarations générales.[3]  Par contre, le manque d’engagement sérieux de l’UE continue d’être frappant en dépit de l’envoi d’une délégation qui n’a fait aucune proposition concrète sur le contenu du traité sous prétexte de ne pas avoir de mandat de la Commission européenne et des États membres. A noter en outre que certains pays comme la Russie, la Chine et le Brésil sont bien représentés et ont fait des propositions pour désactiver le traité.

Les positions des pays sont diverses et correspondent à leurs intérêts géostratégiques et économiques nationaux. Mais quels devraient être les éléments essentiels d’un traité juridiquement contraignant qui soit réellement exigeant et efficace ?

Premièrement, la résolution 26/9 des Nations unies de 2014[4] a établi un mandat pour négocier un traité contraignant sur les sociétés multinationales et autres entreprises commerciales en matière de droits de l’homme. Le champ d’application (article 3) du traité devait donc être limité aux STN et autres entreprises commerciales exerçant des activités économiques, commerciales ou d’investissement dans différents pays et touchant l’ensemble de leur chaîne d’approvisionnement. L’année dernière, la délégation de l’UE a réussi à modifier le mandat initial dans l’intention de diluer l’efficacité du traité en incluant tous les types d’entreprises, qu’il s’agisse de STN ou d’entreprises locales, et de réduire la pression sur les obligations des STN. L’inclusion de tous les types de sociétés rendrait inefficace le traité qui veut mettre fin à l’impunité des STN. Par conséquent, si l’ONU veut conserver le sens initial du mandat, le texte du traité devrait revenir au champ d’application initial et ne réglementer que les activités des STN.

Deuxièmement, un traité efficace devrait imposer des obligations directes aux STN. Tous les États sont déjà de facto responsables du respect des droits de l’homme dans leur pays et ont l’obligation de respecter tous les traités internationaux qu’ils ont ratifiés. Cependant, la structure complexe des STN rend souvent impossible la détermination de leurs responsabilités en matière de violations des droits de l’homme commises au cours de leurs activités économiques. C’est pourquoi il est nécessaire que le nouveau traité établisse des obligations directes (article 6) sur les STN qui comprennent des évaluations préalables qui identifient les cas possibles de violations des droits de l’homme, qui définissent les mécanismes de prévention et que les STN puissent surveiller ces risques pendant leurs activités économiques. Ces actions doivent être documentées par toutes les STN et communiquées aux autorités compétentes de chaque pays. L’efficacité du traité dépendra d’un système de sanctions proportionné aux violations de ces obligations par les STN ainsi qu’aux États membres qui manquent de manière répétée aux obligations du traité.

Troisièmement, le traité doit garantir un accès effectif à la justice (article 7) pour toutes les victimes de violations des droits de l’homme ainsi que la réparation des dommages causés par les STN. Les États parties au traité doivent garantir l’accès à la justice devant les tribunaux de leur pays, conformément au droit national et international. De même, les États membres du traité doivent garantir les mécanismes nécessaires pour que les victimes et leurs familles puissent signaler en toute sécurité les violations des droits de l’homme sans crainte de représailles. Le traité devrait prévoir les garanties procédurales nécessaires pour que les victimes soient entendues à tous les stades de la procédure et il ne devrait pas établir d’exigences procédurales inutiles telles que faire peser la charge de la preuve sur les victimes alors qu’elle devrait incomber aux sociétés transnationales.

Quatrièmement, le traité devrait inclure les crimes environnementaux (article 4.c) causés par l’activité économique des STN tout au long de la chaîne d’approvisionnement. Lors des négociations du traité, certains pays comme le Brésil, la Russie ou la Chine ont refusé de reconnaître les crimes environnementaux dans ce traité au motif que les crimes environnementaux ne sont reconnus dans aucun traité international comme des droits de l’homme. Toutefois, l’activité des STN est directement liée aux dommages causés aux populations locales des pays en développement par les activités extractives et l’agriculture intensive. Parfois, les dommages causés par les STN provoquent des dégâts environnementaux qui détériorent la santé des populations et dégradent leurs moyens de subsistance traditionnels. Le traité ne peut pas renoncer au droit des individus et des peuples à la restitution, à l’indemnisation, à la réhabilitation, à l’assainissement de l’environnement et à la restauration écologique.

Cinquièmement, le traité doit garantir l’existence d’une juridiction internationale subsidiaire qui ne permette pas aux STN d’échapper à la justice et aux obligations légales en profitant de leurs structures complexes établies dans différents pays (article 9). Les STN utilisent parfois leurs structures juridiques ou leurs relations commerciales par le biais de la chaîne d’approvisionnement pour échapper à leurs responsabilités et continuent d’agir en toute impunité avec la connivence des gouvernements et des autorités corrompues. Les victimes devraient donc pouvoir se tourner vers d’autres juridictions nationales lorsque les tribunaux de leur pays se déclarent incompétents pour traiter l’affaire ou refusent les garanties juridiques nécessaires. Dans de tels cas, toute violation des droits de l’homme ou tout crime environnemental devrait être prescrit.

Après la sixième réunion du GTIG, un processus a été ouvert pour que les délégations soumettent leurs contributions écrites afin qu’elles puissent être intégrées dans un nouveau projet d’ici février 2021. Le nouveau document sera discuté dans les mois suivants avant de soumettre une nouvelle proposition lors de la prochaine réunion. Il reste encore beaucoup de chemin à parcourir dans les négociations et on ne s’attend pas à ce qu’un accord simple et immédiat soit conclu.

AEFJN continuera son travail de plaidoyer pour un traité contraignant qui soit efficace et complet. Il rendra les entreprises responsables des violations des droits de l’homme commises par les STN dans l’exercice de leur activité économique et permettra l’accès à la justice pour les personnes et les peuples concernés. AEFJN continuera à insister auprès de l’UE sur la nécessité de son engagement pour le rendre plus efficace et demandera aux gouvernements africains de s’engager en faveur d’un traité qui rende aux peuples la souveraineté de leurs richesses naturelles et le respect de la dignité humaine de leurs peuples.

José Luis Gutiérrez Aranda

AEFJN Policy Officer

 

[1] https://www.ohchr.org/EN/HRBodies/HRC/WGTransCorp/Session6/Pages/Session6.aspx

[2] https://www.ohchr.org/Documents/HRBodies/HRCouncil/WGTransCorp/Session6/OEIGWG_Chair-Rapporteur_second_revised_draft_LBI_on_TNCs_and_OBEs_with_respect_to_Human_Rights.pdf

[3] 18 pays africains ont participé à l’IGWG : Afrique du Sud, Algérie, Botswana, Burkina-Faso, Burundi, Cameroun, Égypte, Éthiopie, Ghana, Guinée, Kenya, Maroc, Mozambique, Namibie, Sénégal, Soudan, Togo et Tunisie.

[4] Résolution adoptée par le Conseil des droits de l’homme https://ap.ohchr.org/documents/dpage_e.aspx?si=A/HRC/RES/26/9