Bien que je ne connaisse pas la personne à l’origine d’une métaphore populaire utilisée il y a longtemps pour m’introduire à JPIC, l’image continue à susciter en moi une forte émotion. Le modérateur de notre atelier a partagé l’histoire d’un groupe de gens qui, lors d’un pique-nique au bord d’un fleuve, ont remarqué les corps de plusieurs bébés qui flottaient vers l’aval. Ils s’empressèrent de les sauver et remarquèrent encore d’autres bébés qui flottaient. En quelques minutes, d’autres personnes se joignirent aux premières pour former une chaîne de sauvetage. Comme de plus en plus de bébés apparaissaient dans le fleuve, les gens commencèrent à organiser des abris provisoires le long de la rive. Du personnel de santé fut impliqué et on apporta du matériel de secours. Un peu plus tard, une équipe d‘assistants sociaux commença à chercher des familles d’accueil. Finalement, une personne se mit à longer la rive vers l’amont. Comme d’autres bébés continuaient à flotter vers l’aval, les autres crièrent à cette personne de rester pour aider. Elle se retourna et répondit : « Je remonte le cours du fleuve pour voir qui jette les bébés dans le fleuve et quelles structures soutiennent cette personne ».

La décision d’un des pique-niqueurs de remonter le fleuve est perspicace. C’est une décision radicale d’attaquer le problème à la source. Sa conscience s’éveilla au fait qu’à moins de démanteler les diverses structures qui soutenaient la vilaine situation, ses amis passeraient toute leur vie en mission de sauvetage. En un sens, cette métaphore peint le portrait de l’Eglise au cours de ses deux mille ans d’évangélisation. Une fois de temps en temps, un François d’Assise ou une Teresa de Calcutta sort de la norme pour aller vers l’amont. Quelle différence cela ferait-il dans notre monde aujourd’hui si c’était l’orientation générale de l’Eglise ? L’Eglise est riche en œuvres de miséricorde : les hôpitaux, cliniques, centres de santé, centres d’adoption et foyers d’accueil, collecte de nourritures, services d’urgence, œuvres sociales, services d’écoute et d’accompagnement entre autres. Mais, aussi importants que soient ces services, ils semblent couvrir et soutenir les structures injustes de la société. N’est-il pas sage d’aller plus vers l’amont pour se confronter aux structures qui créent les énormes maux de notre société ? Cette réflexion veut suggérer qu’aller au-delà des œuvres de charité et du ministère de la sacristie pour se consacrer au plaidoyer sera une manière plus viable de rendre vivant le message évangélique dans notre monde. Je suggère aussi que la compréhension différente de deux doctrines chrétiennes importantes, notamment ²ciel et péché² donnera un fondement au plaidoyer.

Il est clair que la capacité d’aller vers l’amont pour se confronter à des structures injustes requiert non seulement un voyage intérieur et une transformation de la conscience humaine, mais aussi une compréhension plus pragmatique des doctrines chrétiennes les plus fondamentales que souvent nous considérons comme allant de soi. C’est important parce qu’Albert Einstein disait : ²Aucun problème ne peut être solutionné par la même conscience qui l’a causé.²[1]. Un amour conscient produit la compassion et la solidarité dans le monde tandis qu’une peur consciente produit violence et domination de toutes sortes. Il est aussi important de reconnaître que, pendant des siècles, nous avons vécu dans une vue platonique du monde sans savoir à quel point elle a façonné nos attitudes chrétiennes profondément enracinées et notre réponse au message évangélique tout entier.

Le chrétien moyen pense au ciel comme à une réalité céleste après la mort. Si ce doit être la situation, alors il n’y a rien de mal au fait que des gens souffrent ici dans l’espoir du ciel ensuite, et le travail pour Justice et Paix ne doit pas être considéré comme une option. Mais le catéchisme de l’Eglise catholique [2793] souligne que Cette expression biblique ‘ciel’ ne signifie pas un lieu (² espace²), mais une manière d’être ; non pas l’éloignement de Dieu mais sa majesté. Le Pape Jean-Paul II y faisait écho lorsqu’il se référait au ciel et à l’enfer comme à des états éternels de conscience plus qu’à des lieux géographiques de récompense ou punition ultérieures[2]. Si nous ne devons pas aspirer à des lieux géographiques, alors nous pouvons choisir de faire de cette terre un ciel pour tous en transformant les structures socio-économiques de notre société actuelle pour qu’elles soient plus en harmonie avec les valeurs évangéliques et la vision d’Isaïe (Is 65:17, 66:22) d’un nouvel ordre social qui sera respectueux de la dignité de chaque être humain et de l’intégrité de la création. A mon point de vue, c’est de cela qu’il s’agit dans la construction du royaume des cieux. Choisir autrement, c’est créer l’enfer sur la terre. Le Pape François soutient ce point de vue dans  Evangelii Gaudium[180] en déclarant que « La proposition est le Royaume de Dieu … il s’agit d’aimer Dieu qui règne dans le monde. Dans la mesure où il réussira à régner parmi nous, la vie sociale sera un espace de fraternité, de justice, de paix, de dignité pour tous.«  Le monde veut la paix, mais il la cherche dans la signature de traités et de conventions, tout en ignorant le fait que le mécontentement dans le monde est fonction de structures socio-économiques injustes et que la paix s’obtient lorsque ces structures sont ajustées pour répondre à chaque besoin humain.

Tout comme le ciel, comprendre le « péché » de manière plus pragmatique serait utile à notre engagement envers le plaidoyer. L’envers du mot est le « salut ». Parmi les chrétiens, le péché en est venu à assumer la signification ²d’actes”. Mais d’après son sens en grec, péché signifie simplement ‘manquer le but’. Nous pourrions interpréter ‘manquer le but’ comme ne pas exercer la capacité de vivre pleinement notre potentiel humain. Nous osons dire que ne pas vivre pleinement son potentiel humain, c’est vivre dans une condition de péché, et que toute structure qui limite ou empêche la pleine réalisation du potentiel humain par des personnes individuelles est une structure de péché ; être libéré de ces structures qui nous restreignent est pratiquement, par conséquent, obtenir le salut. Dans cette veine, il n’est pas difficile de voir que divers accords de partenariat économique (APE) qui créent davantage de pauvreté et de chômage, l’accaparement de terres qui crée davantage de faim, le commerce des armes qui entretient le conflit en Afrique sont des expressions de structures socio-économiques mondiales injustes. Entre-temps, ces pays ou ces unions se tourneront vers l’Afrique pour lui apporter une aide. Il n’est alors pas surprenant que Jean-Paul II ait décrit le péché par des structures injustes, le péché structurel. La tragédie est que ces péchés sont souvent commis sans que nous le remarquions, et que personne n’en prend la responsabilité parce qu’ils sont encastrés dans les structures de la société que nous servons. L’histoire n’est d’ailleurs pas différente à l’intérieur des pays africains. Au Nigéria, par exemple, les meilleures écoles primaires et secondaires sont la propriété des Eglises. Il se fait que ces écoles ne sont pas accessibles au Nigérian moyen. La conséquence est que l’Eglise donne la meilleure éducation aux riches, puis ils vont en Europe et en Amérique pour les meilleures études supérieures, alors qu’en même temps l’Eglise se tourne vers les pauvres pour leur faire l’aumône. De cette manière, nous élargissons par inadvertance le fossé entre les riches et les pauvres par la promotion de structures économiques injustes. (Actes 16:19-31).

Il me semble que parfois l’Eglise est apathique vis-à-vis des problèmes sociaux. Plutôt que de remuer le petit doigt pour contester une anomalie sociale, elle s’embarquera dans de longues années de prière en attendant une intervention surnaturelle. Est-ce que cela ferait partie de la maladie de la vue idéaliste du monde avec laquelle nous vivons ? Ceci n’est pas une tentative de nier la puissance de la prière, mais c’est dire que notre prière doit être égalée par l’action pour porter du fruit. Il est caractéristique que Jean-Paul II appelait les missionnaires à être présents là où les décisions se prennent. Le Pape François a aussi fait un appel semblable dans Evangelii Gaudium, où il chargeait les chrétiens de se soucier de construire un monde meilleur par l’influence sur la vie sociétale et nationale, en gardant à l’esprit, comme enfants de Dieu, que le monde est créé pour que chacun en jouisse.(1 Tim 6:17). Chacun de ces appels est une invitation spéciale et urgente aux chrétiens, à faire un choix entre une religion de l’appartenance et l’engagement à la vie évangélique pour transformer les structures de péché dans notre société en structures qui soutiennent la vie. Et, pour prendre la décision, il n’y a pas de meilleur temps que maintenant. (2Cor 6:2).

Chika Onyejiuwa, C.S.Sp



[1] Rohr, Richard. Falling Upward: A Spirituality for the two halves of life. (Tomber vers le haut: une spiritualité pour les deux moitiés de la vie).San Francisco: Jossey-Bass Press, 2011.

[2] ibid