L’agriculture africaine et ses cultivateurs sont toujours sous pression pour maintenir les systèmes alimentaires locaux qui produisent de la nourriture culturellement adaptée. Depuis des décennies, l’agriculture africaine a un besoin urgent d’investissements, dans la dernière moitié des années 2000, des investissements sont arrivés au continent, cependant, il ne visait pas les cultivateurs africains. Le flux actuel d’investissement agricole se focalise uniquement sur une agro-industrie destinée à l’exportation, alors que les petits exploitants et l’agriculture familiale restent privés d’investissements. Dans ce bref article, nous essaierons d’exprimer à quel point les agriculteurs africains sont sous la pression des aléas des marchés internationaux aussi bien que des politiques internationales.

La financialisation du système alimentaire

Pour comprendre la ruée récente vers les terres agricoles et la saisie de systèmes alimentaires, il faut garder à l’esprit que tant la terre que la nourriture sont devenus de plus en plus des biens financiers attractifs. Une demande accrue de nourriture due principalement à une consommation accrue de viande dans les pays émergents, une rareté de nourriture due à la pression d’une population croissante, et des prix variables des denrées alimentaires se présentent comme des opportunités pour les investisseurs. En conséquence, les entreprises agroalimentaires et les sociétés d’agrocarburants ont attiré davantage de capitaux et elles sont donc obligées d’augmenter la valeur pour leurs actionnaires.

Pourquoi cette montée soudaine de l’investissement dans les marchés de denrées alimentaires ? Lorsque la crise des prêts hypothécaires à risque (²subprimes²) a touché le secteur financier en 2007, des investisseurs ont retiré leur argent du marché immobilier et ont cherché des ²abris sûrs². Ils ont déversé leur argent sur le marché alimentaire mondial afin de faire des profits rapides. Un capital massif est investi dans le marché des matières premières agricoles/ des denrées alimentaires, en particulier, dans les opérations à terme sur les denrées alimentaires, qui sont des contrats concernant la vente de nourriture à l’avenir. En recherche de profit à court terme, des investisseurs parient sur le futur prix de la nourriture, sans qu’aucune nourriture ne soit échangée en fait. Ceci fait monter les prix futurs des denrées alimentaires, mais aussi leurs prix actuels[1]. En conséquence d’une spéculation massive sur les aliments, les prix des aliments de base tels que le blé, le maïs, le riz et le soja ont augmenté très rapidement[2] en 2008, en causant des émeutes de la faim dans plusieurs pays. Ainsi, la crise alimentaire de 2008 avait son origine dans la crise des prêts hypothécaires à risque de 2007.

De même, on s’attend à ce que la valeur de la terre augmente, c’est pourquoi elle attire des investisseurs du monde entier en recherche de profit. Des sociétés, des banques, des firmes d’investissement et des fonds de pension investissent directement dans des terres agricoles dans des pays en voie de développement, où les investisseurs établissent des fermes industrielles à grande échelle dans le but d’exporter la nourriture et les cultures énergétiques (agrocarburants). La perspective de profits élevés à partir des marchés alimentaires a aussi stimulé l’investissement spéculatif dans la terre. En plusieurs occasions des firmes d’investissement ont acheté du terrain sans en faire un usage productif, parce qu’ils recherchent seulement des profits de la future vente de ce terrain. Souvent les sociétés qui achètent ou louent du terrain sont engagées dans des structures corporatives complexes qui comprennent aussi des sociétés écran basées dans des paradis fiscaux, ce qui mène à éviter les taxes en faisant du tort au trésor des pays où le terrain est acheté.

Ainsi l’influx d’un capital massif signifie que le secteur agro-alimentaire est dominé par une logique financière d’augmentation de la valeur des actions et un retour élevé sur investissement. Ceci érode la fonction fondamentale du système alimentaire : fournir une nourriture saine et durable pour tous. Cette logique financière pousse beaucoup d’acteurs du système alimentaire à poursuivre une stratégie d’expansion en visant à acquérir le contrôle de toutes les parties du système (production, transformation, commerce en gros et en détail) afin d’exercer le plus de pouvoir dans le marché. L’agro-industrie veut aussi augmenter sa part du marché par l’augmentation des ventes par exemple. En agriculture, cela signifie souvent augmenter les rendements (agriculture productiviste). Finalement ceci mènera à une concentration toujours plus grande des ressources et de la terre dans les mains de quelques acteurs sur le marché au détriment des agriculteurs familiaux.

Piétiner les agriculteurs familiaux avec l’aide de donateurs

Le but des sociétés agro-industrielles qui investissent dans la terre africaine est de satisfaire la demande sur les marchés des riches consommateurs du Nord. Ainsi, le marché n’attribuera pas la nourriture là où on en a le plus besoin, chez les affamés. De plus, l’agro-industrie est poussée dans le dos par des décideurs internationaux ; considérez seulement le classement « Doing Business » par la Banque Mondiale qui classe les pays selon la facilité d’y faire des affaires, le soutien public décerné à des sociétés d’agro-carburants en Europe et aux Etats-Unis, la promotion de partenariats public-privé en agriculture via la Nouvelle Alliance du G8 pour la sécurité alimentaire et la nutrition.

Par exemple, grâce à la Nouvelle Alliance du G8, des sociétés ont obtenu de la part de gouvernements africains des concessions qui augmenteront leur part de marché, comme des réformes agraires, des lois sur les semences, les taxes et le commerce. Ces réformes politiques sont largement à l’avantage des grandes sociétés, parce que leur emprise sur la terre, l’eau, les semences et les autres ressources naturelles augmentera aux dépens des cultivateurs familiaux à petite échelle.[3] Toujours plus de terre est accaparée en Afrique, en dépossédant les cultivateurs à petite échelle ; d’où ils perdent la base même de leur subsistance et de leur existence. Il est clair que ceci nuit à la sécurité alimentaire car beaucoup plus de terre agricole africaine est détournée de la production de nourriture locale au profit de la production industrielle de biens agricoles pour l’exportation, comme matière première pour les bio-carburants, ou de l’exploitation minière et forestière.

Aussi, la Nouvelle Alliance du G8 adopte pleinement l’approche productiviste dans l’élaboration des politiques, en déclarant que l’augmentation de la productivité agricole tirera 50 millions de personnes de la pauvreté d’ici 10 ans. Cette focalisation unique sur la production de nourriture ignore l’aspect important de la distribution de la nourriture : à quelle quantité de nourriture les gens peuvent-ils avoir accès par leur propre production ou en l’achetant au marché ? Cela demanderait de renforcer les producteurs locaux de nourriture et de lutter contre la pauvreté rurale. De plus, cette ligne de conduite ignore largement le rôle fondamental joué par les exploitations familiales pour assurer la sécurité alimentaire et la souveraineté alimentaire dans les pays en développement. Ils représentent environ 90% de toutes les exploitations agricoles du monde entier et ils fournissent environ 70 à-80%[4] de toute la nourriture, pour laquelle ils utilisent moins du quart de l’ensemble des terres cultivables[5]. Pour l’Afrique ce chiffre est plus prononcé car les agriculteurs familiaux contrôlent 15% des terres cultivables. De nouvelles données fournies par GRAIN illustrent aussi que les petites fermes du monde entier sont plus productives que les grandes fermes.[6] Cependant, une focalisation non équilibrée sur l’agro-industrie seule minera très probablement la capacité locale de se nourrir. Puisque l’agriculture intensive est largement centrée sur l’exportation et mécanisée, elle contribuera peu à améliorer l’emploi et à la disponibilité de nourriture au niveau local. Ceci approfondira encore la dépendance des pays en développement vis-à-vis des importations sur des marchés internationaux volatiles.[7]

Pour améliorer la sécurité alimentaire, les investissements publics devraient viser les principaux producteurs de nourriture en ce moment, les exploitations familiales. Les autorités publiques doivent envisager de créer du travail décent pour la population rurale existante, ou la soutenir de sorte qu’elle puisse augmenter sa productivité. Assurer aux cultivateurs familiaux l’accès à la terre, à l’eau et au crédit, aussi bien qu’améliorer les services publics aux communautés rurales augmentera la production d’aliments[8], créera des opportunités de revenus pour la jeunesse rurale, favorisera le développement rural et réduira le nombre de ruraux pauvres. L’accès aux marchés locaux est crucial de ce point de vue. Une capacité accrue de stockage et une infrastructure améliorée pour les transports reliant les régions rurales aux régions semi-urbaines et urbaines renforceront le fonctionnement des marchés locaux (en permettant davantage de transformation de produits en Afrique), ce qui, en retour, améliorera l’accès des agriculteurs à petite échelle au marché, leur permettant ainsi de faire des investissements supplémentaires et d’accroître leur production.[9]

Gino Brunswijck

Chargé du plaidoyer

 

 


[1] Reuters, “Man Commodity Algorithm Fund Allows Human Element” (Le Fonds de l’algorithme humain des biens permet l’élément humain) , http://www.reuters.com/article/2012/03/15/uk-commodities-mangroup-idUSLNE82E02G20120315

[2] Parfois ces prix ont double en deux ou trois jours.

[3] https://www.globalpolicy.org/component/content/article/270-general/52686-g8-new-alliance-for-food-security-and-nutrition-not-supportive-of-small-scale-food-producers.html

[5] Grain: http://www.grain.org/article/entries/4929-hungry-for-land-small-farmers-feed-the-world-with-less-than-a-quarter-of-all-farmland

[6] Quote GRAIN study: Although big farms generally consume more resources, control the best lands, receive most of the irrigation water and infrastructure, get most of the financial credit and technical assistance, and are the ones for whom most modern inputs are designed, they have lower technical efficiency and therefore lower overall productivity. Much of this has to do with low levels of employment used on big farms in order to maximise return on investment.

Beyond strict productivity measurements, small farms also are much better at producing and utilising biodiversity, maintaining landscapes, contributing to local economies, providing work opportunities and promoting social cohesion, not to mention their real and potential contribution to reversing the climate crisis.

Citation de l’étude de GRAIN: Bien que les grandes fermes consomment généralement plus de ressources, contrôlent les meilleurs terrains, reçoivent le plus d’eau d’irrigation et d’infrastructure, obtiennent plus de crédit financier et d’assistance technique, et qu’elles sont celles pour lesquelles les intrants les plus modernes sont élaborés, elles ont une efficience technique moindre et donc une moindre productivité générale. Une des grandes causes en est le bas niveau d’emploi utilisé dans les grandes fermes pour maximiser le retour sur investissement.

Au-delà des mesures strictes de productivité, les petites fermes sont aussi beaucoup meilleures pour produire et utiliser la biodiversité, entretenir les paysages, contribuer aux économies locales, offrir des opportunités d’emploi et promouvoir la cohésion sociale, sans mentionner leur contribution réelle et potentielle à l’inversion de la crise climatique.

[7] http://www.iatp.org/files/2013_02_14_LandGrabsFoodSystem_SM_0.pdf

[8] IAASTD

[9] http://www.actionaidusa.org/sites/files/actionaid/newalliancefactsheet_0.pdf